Non définitif, la Cour administrative d’appel de Versailles a récemment rendu un arrêt du 31 janvier 2024 (n° 22VE00765) qui mérite une attention particulière dès lors qu’ont été caractérisés des détournements de pouvoir, dans le cadre de la modification d’une zone d’aménagement concertée (ci-après, ZAC) et de l’exercice d’une décision de préemption destinée à faire obstacle à une vente, tout en consacrant un partage de responsabilité, dans la réparation du préjudice, entre les collectivités, compte tenu des illégalités fautives, et l’Etat représenté par le Service des Domaines, en lui reconnaissant une faute dans sa mission d’évaluation des biens.
A titre liminaire, résumons les faits et la procédure de ce dossier :
Un propriétaire vendeur a émis une déclaration d’intention d’aliéner, après avoir conclu une promesse de vente avec un acquéreur pour un montant 26 920 116 euros pour des locaux commerciaux situés dans le périmètre du droit de préemption urbain.
Motivée par « par la réalisation de l’opération d’aménagement du » Plateau Nord-Est » dont le périmètre, incluant le centre commercial de la Madeleine, avait été défini par délibération du conseil municipal de Chartres du 28 janvier 2010 et devait correspondre au périmètre de la zone d’aménagement concerté du » Plateau Nord-Est » (ZAC du PNE) créée quelques mois plus tard par délibération du 20 juin 2014 », une décision d’exercice du droit de préemption est prise par son titulaire avec une proposition révision de prix (comme lui permet le c) l’article R. 213-8 du code de l’urbanisme), correspondant à l’avis de France Domaine (devant être obligatoirement recueilli ; article R. 1211-1 du CGCT) soit un montant de 5 382 000 euros et environ 80 % de moins que celui mentionné dans la D.I.A.
Suivant les dispositions du b) de l’article R. 213-10 du code de l’urbanisme, le titulaire du droit de préemption a saisi le juge de l’expropriation le 10 juin 2014 aux fins de fixer le prix du bien en sollicitant le même prix proposé dans sa décision, avant de renoncer à la préemption (ce que permet l’article L. 213-7 du code de l’urbanisme), le 8 février 2016 et avant que l’expert désigné par le juge judiciaire ne rende toutefois ses conclusions.
Par la suite, le 24 juillet 2017, le propriétaire a néanmoins fait application des dispositions des articles L. 311-2 et L. 230-1 du code de l’urbanisme, en exerçant son droit de délaissement lui permettant d’imposer l’acquisition d’un bien notamment lorsqu’il est situé dans une ZAC.
En l’absence d’accord amiable intervenu dans le délai d’un an (comme le prévoit l’article L. 230-3 du code de l’urbanisme), le propriétaire a saisi le juge de l’expropriation le 6 août 2018 afin qu’il prononce le transfert de propriété et fixe le prix de vente.
Toutefois, la collectivité a décidé, par délibération du 31 mai 2018, de lancer une procédure de modification du périmètre de la ZAC pour en exclure le centre commercial de la Madeleine, modification entérinée par une délibération du 23 mai 2019.
Dans ces conditions, le propriétaire vendeur a logiquement demandé au juge de l’expropriation de surseoir à statuer dans l’attente du jugement définitif rendu par la juridiction administrative sur la légalité de la délibération autorisant la modification du périmètre de la ZAC excluant le centre commercial dans lequel était situé les terrains du vendeur.
Parallèlement, le requérant demandait à la juridiction administrative de l’indemniser de préjudice tiré de l’impossibilité de vendre son bien du fait de l’illégalité des décisions attaquées, mais aussi de la faute alléguée du Service des Domaines ayant selon le requérant sous-évalué le bien.
Alors que le tribunal administratif d’Orléans avait rejeté les demandes du requérant en écartant les moyens tirés du détournement de pouvoir sur les deux décisions contestées et en considérant que ce dernier n’établissait pas la réalité de son préjudice la Cour administrative d’appel annule son jugement en reconnaissant des illégalités pour détournement de pouvoir dans la modification de la ZAC (1) et dans l’exercice la décision de préemption (2), impliquant la réparation du préjudice sur le fondement de la responsabilité des illégalités fautives et surtout sur la faute de l’Etat représenté par le service des Domaines dans sa mission d’évaluation des biens (3).
1. Sur l’illégalité de la délibération emportant modification du périmètre d’une ZAC tirée du détournement de pouvoir pour faire obstacle à l’exercice d’un droit de délaissement
La ZAC est « une opération d’urbanisme publique ayant pour but de réaliser ou de faire réaliser l’aménagement et l’équipement de terrains à bâtir en vue de les céder ou de les concéder ultérieurement à des utilisateurs publics ou privés » (article L. 311-1 du code de l’urbanisme).
En respectant certaines conditions et formes procédurales, il est donc tout à fait possible de créer, dans l’intérêt général, une ZAC, comme en l’espèce, pour prévoir le transfert d’un centre commercial, jugé vieillissant, au nord d’une avenue où était envisagée la création d’un nouveau complexe commercial, ainsi que le remplacement d’ancien centre par des logements, justifiant d’ailleurs le périmètre retenu dans la délibération.
De plus, il est également possible, sous le contrôle du juge administratif le cas échéant, de modifier une ZAC, notamment son périmètre, si :
– la procédure de modification telle que prévue à l’article R. 311-12 du Code de l’urbanisme est respectée (principe de parallélisme des formes à la création de la ZAC),
– cette modification est suffisamment limitée et que cela n’affecte ni la nature ni les options essentielles de l’opération d’aménagement, notamment quant à ses orientations et ses équilibres (voir par exemple : CAA Nantes, 15 janvier 2016, n° 14NT03081 ), mais aussi si les motifs justifiant ladite modification sont d’intérêt général.
L’annulation d’une décision en raison d’un détournement de pouvoir apparaît plus rare en ce qu’un tel moyen nécessite une démonstration sérieuse corroborée par des éléments probants, le juge procédant à la méthode du faisceau d’indices pour pareil moyen (CAA de Nantes, 25 juin 2004, req n° OONT01182)
L’arrêt commenté en apporte un exemple topique.
Ainsi, dès son premier considérant sur la légalité relative à la délibération emportant modifiant de la ZAC (considérant 7), le juge administratif d’appel relève que, au regard de « la chronologie des faits » et des différentes pièces versées au dossier, « la modification du périmètre de la ZAC, décidée quelques mois après que la société Klécar eut mis la commune en demeure d’acquérir ses biens, avait pour objectif de faire obstacle au droit de délaissement », « dont le prix, qui devait être fixé par le juge de l’expropriation selon la méthode de la valorisation par capitalisation du revenu, allait être selon toute vraisemblance réévalué de dix millions voire quinze millions au-dessus de l’estimation, réalisée par les services de France Domaine selon la méthode par comparaison, ayant justifié initialement la décision de préemption de la ville ».
Il est ici utile de rappeler que la seule possibilité pour l’aménageur d’une ZAC de renoncer à l’acquisition d’un bien dont le propriétaire a usé de son droit de délaissement est de modifier le périmètre de la ZAC et cette modification doit être légalement justifiée, comme il vient de l’être rappelé.
Ce premier élément du faisceau d’indices – qui permettra caractériser le détournement de pouvoir – est déterminant dans la motivation de l’arrêt, dans le contrôle légal de la décision justifiant la modification du périmètre de la ZAC, dès lors que le juge administratif d’appel va écarter les arguments de l’Administration en relevant :
– S’il était évoqué une réflexion sur l’aménagement de la ZAC, aucune étude sérieuse, notamment d’impact, n’avait été envisagée sur cette nouvelle opération d’aménagement alléguée à la date de la délibération emportant modification de la création de la ZAC, permettant ainsi de rappeler que, dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir, le juge administratif se place à la date de la décision attaquée.
– Le défendeur n’apportait aucune justification précise sur les modalités pour procéder à la modification de la ZAC et en quoi celle de son périmètre était de nature à simplifier la réalisation du transfert du centre commercial ou de l’opération d’aménagement dans son ensemble
L’usage de cette méthode du faisceau d’indices a ainsi permis à la cour administrative d’appel de Versailles de considérer la délibération attaquée comme étant entachée d’illégalité pour défaut d’intérêt général du fait d’un détournement de pouvoir, illégalité fautive susceptible de donner lieu à réparation, comme nous le verrons ci-après avoir abordé l’illégalité dans l’exercice du droit de préemption urbain.
2. Sur l’illégalité d’une décision d’exercice du droit de préemption urbain pour faire obstacle à une vente voire réaliser une plus-value
Le droit de préemption urbain est un outil privilégié par son titulaire lui permettant de saisir des opportunités de vente de biens, compris dans une zone préalablement déterminée, pour réaliser une action ou une opération d’aménagements dans l’intérêt général, « des actions ou opérations répondant aux objets définis à l’article L300-1 (…) » comme « de mettre en œuvre un projet urbain, une politique locale de l’habitat, d’organiser la mutation, le maintien, l’extension ou l’accueil des activités économiques, de favoriser le développement des loisirs et du tourisme, de réaliser des équipements collectifs ou des locaux de recherche ou d’enseignement supérieur, de lutter contre l’insalubrité et l’habitat indigne ou dangereux, de permettre le recyclage foncier ou le renouvellement urbain, de sauvegarder, de restaurer ou de mettre en valeur le patrimoine bâti ou non bâti et les espaces naturels, de renaturer ou de désartificialiser des sols, notamment en recherchant l’optimisation de l’utilisation des espaces urbanisés et à urbaniser »
La décision de préemption doit :
– être motivée par l’intérêt général,
– faire apparaitre la nature du projet envisagé – même si les caractéristiques précises de ce projet n’ont pas à être définies à cette date (CE, 7 mars 2008, Commune de Meung-sur-Loire, n° 288371)
– être réel quant au projet envisagé (soit par des éléments démontrant son antériorité, soit par des précédents démontrant que le projet s’insère dans une politique dont il est l’une des manifestations et qui rendent sa réalisation quasi certaine ; cf. conclusion du commissaire du gouvernement DEREPAS à l’occasion d’arrêt précité « Commune de Meung-sur-Loire »)
En aucun cas, une décision de préemption urbain ne peut être motivée par la volonté de faire obstacle à une vente ou encore de bloquer les prix, en luttant contre la spéculation foncière par exemple (voir : rapport du Conseil d’Etat de 1992 sur « L’urbanisme : pour un droit plus efficace » rapport du Conseil d’Etat de 2008 relatif au droit de préemption, ; jugement du 20 octobre 2011 (req. n° 1007663) ».
La plupart des juridictions administratives sont réticentes à sanctionner d’annulation les décisions de préemption prises sur un tel fondement, en retenant souvent le moyen tiré de défaut de réalité du projet, mais, ici encore, un faisceau d’indices peut permettre de caractériser un détournement de pouvoir est reconnu.
Comme c’est le cas en l’espèce, où la Cour administrative d’appel a considéré, au regard des indices suivants, que :
« la société Klécar soutient que l’objectif de la préemption n’était pas d’acquérir les biens en cause en vue d’y construire des logements mais de délier la société Covicar 23 de ses engagements de telle sorte que l’hypermarché pût être réimplanté dans le futur centre commercial souhaité par la ville à des conditions financières avantageuses. Sur ce point, s’il résulte de l’instruction qu’à la date de la décision de préemption, la commune et la SPL bénéficiaient de deux évaluations des services des domaines en date des 28 juin 2012 et 28 mars 2014 fixant à 5,3 millions d’euros la valeur des locaux commerciaux de la société Klécar, il résulte des procès-verbaux d’audition des différents intervenants à l’opération entendus dans le cadre de la procédure pénale qu’à la date de la décision de préemption, ces derniers se doutaient que cette évaluation, faite selon la méthode par comparaison qui n’est pas celle couramment utilisée pour la vente de ce type de biens et correspondant seulement à 1/5ème du prix convenu dans la promesse de vente signée par la société Covicar 23, était très certainement sous-évaluée, même si le prix négocié dans le cadre d’une promesse de vente plus globale de 127 locaux commerciaux, sans tenir compte du projet de réaménagement engagé par la commune, était également sans doute pour sa part surestimé. Il résulte par ailleurs des déclarations du maire, dans le cadre de ces auditions, qu’en parallèle de cette décision de préemption, la commune de Chartres et la SPL ont négocié avec la société Carrefour le transfert de l’hypermarché au prix de 14 millions d’euros, correspondant à l’évaluation du service des domaines, et qu’à compter du moment où un accord de principe sur ce prix avait été acté avec la société Carrefour, la SPL Chartres Aménagement a renoncé à la préemption avant que l’expert judiciaire ne fixe la valeur vénale des biens de la société Klécar qu’elle savait sous-estimée, afin d’éviter que le prix fixé par l’expertise ne fasse » référence » selon le terme employé à plusieurs reprises lors des auditions, et contraindre la société à céder à bas prix ses locaux à la société Carrefour avant de les vendre à la commune ou à la SPL aux mêmes conditions, le transfert du centre semblant alors en effet inéluctable compte tenu de l’accord trouvé avec la société Carrefour sur le prix de transfert et dès lors que le centre commercial perdrait sa raison d’être et donc sa valeur en l’absence de l’hypermarché de l’enseigne. Dans ces conditions, la société Klécar est fondée à soutenir que la décision de préemption n’avait pas pour objet d’acquérir le bien mais de rompre la promesse de vente qu’elle avait conclue avec la société Covicar 23, de manière à pouvoir acquérir ultérieurement le bien à moindre coût et de façon générale, à tirer vers le bas les prix de toutes les acquisitions à venir dans cette zone. Par suite, cette décision de préemption, entachée pour ce motif de détournement de pouvoir, est de nature à engager tout à la fois la responsabilité de la SPL Chartres Aménagement, en sa qualité de concessionnaire délégataire du droit de préemption ne pouvant être regardée comme ayant agi uniquement au nom et pour le compte de la collectivité concédante, et celle de la commune de Chartres dès lors que l’implication du maire de la commune, décisionnaire final ayant pris l’initiative de déléguer le droit de préemption pour ce seul bien, a été décisive dans l’adoption de cette décision de préemption, comme dans la décision de renonciation ultérieure ».
En d’autres termes, les différents montages financiers et juridiques qui ont pu servir de preuves dans le cadre de la procédure administrative contentieuse ont permis de créer un faisceau d’indices suffisant pour démontrer un détournement de pouvoir, entachant d’illégalité la décision de préemption, constitutive d’une faute susceptible de donner lieu à réparation, avec partage des responsabilités.
3. Sur la responsabilité de l’Administration du fait des illégalités fautives de ces actes et sur la responsabilité pour faute de l’Etat dans l’évaluation d’un bien, en matière de préemption
Il est depuis longtemps admis que l’illégalité d’une décision administrative et, plus précisément, d’une décision de préemption est susceptible de caractériser une faute engageant la responsabilité de l’Administration à l’égard notamment du propriétaire (CE, 10 février 2016, n° 382293 ; CAA Versailles, 30 avril 2014, n° 13VE00956).
L’apport particulier de cet arrêt réside surtout dans la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat en raison de la faute commise par les services de France Domaine dans sa mission d’estimation des biens, dans le cadre de l’exercice illégale d’une décision de droit de préemption urbain,
En effet, le juge administratif d’appel de l’arrêt commenté relève notamment que le titulaire du droit de préemption urbain en justifiait l’exercice compte tenu de l’avis de France Domaine et que:
« en s’abstenant d’évaluer les biens de la société Klécar selon la méthode de la valorisation par capitalisation du revenu ou, du moins, en s’abstenant de croiser l’évaluation réalisée selon la méthode par comparaison avec celle de la valorisation par capitalisation du revenu, les services de France Domaine ont commis une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat » (considérant n° 36)
Il ajoute que:
« dans ces conditions et sans qu’y fasse obstacle la circonstance que cet avis ne liait pas le titulaire du droit de préemption, l’Etat d’une part et la SPL Chartes Aménagement et la commune de Chartres d’autre part doivent être regardés comme responsables à hauteur de 50 % chacun du préjudice subi par la société Klécar » (considérant n° 37).
Il est ici l’occasion de rappeler que les services des Domaines mettent en ligne leur Charte de l’évaluation (disponible ici), outil pédagogique sur leur méthode, selon le type de biens ; les associés du cabinet évoquent également les différentes méthodes utilisées pour évaluer la valeur vénale d’un bien devant le juge de l’expropriation dans un autre média.
Pour en conclure sur cet arrêt, rappelons que si la responsabilité de l’Administration est reconnue, elle n’entraine la réparation que des préjudices réels et certains.
Au cas présent, si le juge de première instance avait écarté la réalité du préjudice du manque à gagner, la Cour administrative d’appel admet, au contraire, que, au regard des circonstances de l’espèce, « la société Klécar justifie suffisamment de l’impossibilité dans laquelle elle s’est trouvée de vendre jusqu’au présent arrêt les locaux commerciaux de la Madeleine postérieurement à la renonciation par la SPL à l’exercice de son droit de préemption. Enfin, la préemption a nécessairement privé la société Klecar de la possibilité de bénéficier immédiatement du produit de la vente, qui était certaine en l’absence de préemption » (considérant n° 39).
Notons enfin que le préjudice peut être constitué par l’impossibilité de disposer du prix de la vente de son bien, comme en l’espèce, où d’ailleurs il a, logiquement, été sursis à statuer dans l’attente de la décision définitive du juge de l’expropriation qui sera, de nouveau, conduit à apprécier la valeur du bien eu égard à l’annulation de la délibération modifiant le périmètre de la ZAC qui avait pour but de priver illégalement le fondement de la saisine du juge de l’expropriation.
Au regard de la solution rendue et des conséquences qu’elle implique, il est fort à parier que les juges du Conseil d’Etat seront conduits à statuer sur cet arrêt.