Par un arrêt du 25 janvier 2024 (RG n° 22/12120), la Cour d’appel de Paris a ravivé le débat portant sur la prise en compte des cessions dites de droits à construire dans le cadre de l’évaluation d’un bien préempté. Si cet arrêt semble plus se concentrer sur le potentiel et l’usage futur d’une parcelle que sur sa consistance matérielle et juridique actuelle, il permet surtout de rappeler que les juges du fond statuent souverainement sur la valeur d’un bien, en fonction de la méthode qu’ils considèrent comme la plus adaptée au regard des caractéristiques du bien en cause.
Une analyse précise de cet arrêt impose :
- de rappeler les principes applicables en matière d’évaluation d’un bien par le juge de l’expropriation
- d’exposer les faits et la procédure dans lequel il s’inscrit
- de préciser les motifs retenus par la Cour d’appel
- d’apprécier la portée de cet arrêt
1. Les grands principes applicables en matière d’évaluation de la valeur vénale d’un bien devant le juge de l’expropriation
Rappelons que:
– La consistance matérielle et juridique d’un bien préempté doit être appréciée à la date du jugement de première instance (article L.322-1 du code de l’expropriation) ;
– La valeur d’un bien préempté est estimée à la date de la décision de première instance (article L.322-2 du code de l’expropriation) ;
– L’usage effectif d’un bien, les critères de qualification ainsi que les possibilités de construction doivent être appréciés à la date dite de référence (article L.322-2 du code de l’expropriation) ;
– Toute valorisation par un usage ou potentiel futur ou théorique du bien est en principe exclue (cf. Civ. 3ème 13 janvier 2009, n° 07-21.748 ; Civ. 3ème 7 février 1990, n° 88-70.257 ; Civ. 3ème 5 mai 2009, n° 08-13 711).
A cet égard, il sera précisé que dans le cadre d’une évaluation par comparaison, se pose souvent la question de la prise en compte des cessions dites de droits à construire, s’agissant d’acquisitions, le plus souvent par des promoteurs, de terrains nus ou d’ensembles immobiliers ayant vocation à être démolis, situés dans le même secteur.
Il est régulièrement défendu que ce type de mutations ne peut utilement servir le juge de l’expropriation, dès lors que ces ventes ne portent pas exclusivement sur un terrain à bâtir nu, mais également sur les droits à construire attachés à ce terrain, ayant pour conséquence d’augmenter sensiblement le prix de vente, à concurrence de la valeur de ces droits.
Dans cette hypothèse, le prix figurant dans l’acte ne reflèterait pas uniquement la valeur du terrain et la division de ce prix par la superficie du terrain ne produirait pas une valeur unitaire fidèle à la réalité du marché immobilier, puisqu’elle comprendrait de nombreux coûts à la charge d’un constructeur ou de l’aménageur comme par exemple les coûts de démolition, les indemnités d’évictions commerciales et les honoraires des notaires, avocats, géomètres-experts…
Cependant, le juge de l’expropriation de Nanterre a pu rappeler la position exprimée par la troisième chambre civile de la Cour de Cassation le 2 février 2017 (pourvoi n° 15-27.121), aux termes d’un jugement intervenu le 10 mai 2021 (RG 20/000012), à savoir : les prix résultant de cessions de droits à construire n’emportaient pas de facto une valeur patrimoniale supérieure à celle d’un terrain à bâtir classique.
Ainsi, si un juge entend écarter des mutations relatives à des cessions de droits à construire, il doit nécessairement motiver sa décision.
Parmi ces règles, dont la liste qui précède n’est pas exhaustive, il convient de toujours garder à l’esprit la suivante : le juge de l’expropriation apprécie souverainement la méthode d’évaluation à retenir, comme réaffirmé récemment encore par la Cour de cassation le 16 mars 2023 (Pourvoi nº 22-13.586).
Et c’est bien la méthode d’évaluation récemment retenue par la Cour d’Appel de Paris qui interroge et mérite de revenir sur les critères à prendre en compte dans le cadre de la fixation du prix d’aliénation d’un bien préempté, étant d’ores et déjà précisé que l’arrêt commenté s’inscrit dans un contexte tout à fait particulier qui sera abordé ci-après.
2. Les faits et procédure de l’arrêt commenté
Le propriétaire d’un bien immobilier situé dans le 9ème arrondissement de Paris a avisé la ville de Paris de son intention de l’aliéner au prix de 56.600.000 euros, en application des dispositions de l’article L.213-2 du code de l’urbanisme.
L’autorité délégataire du droit de préemption urbain a proposé d’acquérir l’ensemble immobilier pour un prix de 27.000.000 euros.
Faute d’accord des parties, le juge de l’expropriation a été saisi aux fins de fixation du prix d’aliénation de l’ensemble immobilier en cause.
Par un jugement du 19 mai 2022, le juge de l’expropriation de première instance a notamment :
– écarté la méthode par comparaison des places de stationnement ;
– retenu la méthode par comparaison au regard des terrains à bâtir sur la base de droits à construire ;
– fixé la valeur vénale du bien préempté à la somme de 56.600.000 euros, soit au prix de la DIA.
Cette valorisation tenait entre autres compte de :
– la situation géographique remarquable du bien se trouvant dans un quartier d’affaires central, très recherché pour son attractivité en matière de bureaux et bien desservi en termes de transports publics ;
– la situation d’urbanisme du bien, et notamment le règlement d’urbanisme applicable à la zone concernée, secteur de protection de l’habitation et de déficit en logement social, ne restreignant pas, en l’espèce, le changement d’usage mais permettant au contraire d’envisager la réalisation d’autres projets de construction ;
– la situation d’occupation de l’immeuble, loué en totalité ;
– l’appréhension du bien sur un marché immobilier actif, principalement eu égard aux études de faisabilité versées aux débats et desquelles il ressortait que l’ensemble des parties prenantes à cette acquisition et des acteurs du marché immobilier envisageait le bien en cause, non au regard de son usage de parking mais, exclusivement des droits à construire qui y sont attachés.
La Cour d’Appel de Paris a été saisie par l’autorité préemptrice considérant notamment que le juge de l’expropriation aurait :
- commis une erreur en évaluant le bien comme un « terrain à bâtir» sur la base de la valeur de ses droits à construire alors qu’à la date de référence et du jugement, l’usage et la consistance matérielles du bien correspondaient à un immeuble à usage de parking et de locaux commerciaux, sans que le code de l’expropriation ne permette une valorisation au regard d’un éventuel projet de construction ;
- retenu une méthode d’évaluation conduisant à estimer le bien préempté sur la base d’une constructibilité purement « théorique».
Faisant une stricte application de la méthode par comparaison et s’attachant à l’usage effectif du bien en cause, l’autorité préemptrice proposait que le prix du bien préempté soit fixé à une valeur unitaire de 34.000 € / boxe de stationnement, soit un prix global de 27.000.000 €, fondé sur des termes de comparaison concernant exclusivement des emplacements de stationnement.
3. Les motifs retenus par la Cour d’appel de Paris
La Cour d’Appel de Paris n’a pas souscrit à l’évaluation de l’autorité préemptrice qui ne permettait a priori pas une analyse concrète du marché, ni ne tenait compte des spécificités du bien et ses qualités manifestes tenant à « sa localisation exceptionnelle et à sa commercialité, qui en font un bien rare et recherché sur le marché immobilier »
D’après les juges, la valorisation proposée par l’autorité préemptrice aboutissait « à un simple agrégat de places de stationnement vendues à l’unité, situées dans des garages ou parking accessoire à des immeubles de bureaux ou d’habitation, situées au centre de la capitale ».
Les termes de comparaison de l’autorité préemptrice n’ont pas été retenus par la Cour, faute vraisemblablement de s’apparenter à des transactions concernant des biens similaires, à savoir un immeuble d’envergure à usage commercial de parc public de stationnement et agence de location de voitures, en plein cœur de Paris.
Partant, le jugement de première instance a été confirmé en ce qu’il a écarté la méthode par comparaison des places de stationnement demandée par l’autorité préemptrice.
C’est alors la méthode par comparaison au regard de terrains à bâtir sur la base de droits à construire, validée par la Cour de cassation aux termes d’un arrêt du 16 septembre 2015 n°14-21920, qui est apparue à la Cour d’Appel comme la mieux adaptée à l’évaluation du bien préempté, « selon ses possibilités légales et effectives de construction à la date de référence » conformément à l’article L.322-4 du code de l’expropriation, et « au regard des projets de construction envisagés aussi bien par l’acquéreur que par l’autorité préemptrice ».
Si les termes de comparaison portant sur des immeubles destinés à une restructuration lourde, retenus par la Cour d’Appel, présentaient une certaine hétérogénéité, la Cour a considéré qu’ils permettaient tout de même d’aboutir à une valeur de référence indicative et à la confronter avec le prix du bien préempté.
D’aucuns pourraient y voir un manque de rigueur et/ou de pertinence, en soulignant le caractère incertain d’une telle méthodologie dès lors que les valeurs unitaires de la surface de plancher par m² divergent en fonction de la nature du bien existant, ses qualités intrinsèques et la nature du projet de l’acquéreur ; la Cour, de son côté, considère avoir fait preuve de prudence et obtenu une valeur au m² pondéré, permettant une comparaison objective et reflétant l’état du marché des rares terrains à bâtir parisiens.
4. La portée de l’arrêt commenté
Si une telle décision – si elle devenait définitive – peut être déceptive pour l’autorité préemptrice, elle n’est pas de nature à inquiéter dès lors qu’elle intervient dans un contexte inusuel exposé ci-avant, sans ambition affichée de remettre en cause les grands principes d’évaluation, tels que la prise en compte de la vocation future ou théorique d’un bien.
Elle s’inscrit néanmoins dans une tendance jurisprudentielle discutable considérant que dans le cadre d’une préemption ou d’un délaissement, il ne s’agit pas toujours d’indemniser un préjudice, mais plutôt de déterminer le prix de marché d’un bien, en fonction de ses particularités (en ce sens : CA Paris, arrêt du 8 septembre 2022, RG nº 21/16435 ; CA Aix-en-Provence, arrêt du 2 mars 2023, RG n° 22/00019).
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