Le droit de l’action foncière est marqué par une jurisprudence foisonnante en 2024.
Nous vous proposons ainsi d’en faire une brève présentation autour des thèmes qui en ont fait l’objet, à savoir :
- Les règles matérielles et procédurales de fixation judiciaire des indemnités
- La régularité d’une ordonnance d’expropriation
- L’office du juge administratif dans la régularisation d’un vice affectant un acte déclaratif d’utilité publique
- L’intérêt à agir dans le cadre d’un recours contre un arrêté de cessibilité
- L’exercice du droit de préemption urbain
- La constitutionnalité du droit de rétrocession
1. Sur les règles matérielles et procédurales de fixation judiciaire des indemnités
Six arrêts importants ont été rendus par la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire :
Tout d’abord, par un arrêt du 15 février 2024 (pourvoi n° 22-14.460) la Cour de cassation a dénié tout droit à indemnité à un propriétaire d’une construction édifiée irrégulièrement et située sur une parcelle inconstructible et ce, même si toute action en démolition était prescrite à la date de l’expropriation.
Une telle solution se justifie par le fait que seuls peuvent donner lieu à indemnité des droits juridiquement protégés à la date de l’ordonnance d’expropriation ou, à défaut, à la date où le juge statue.
Cet arrêt peut, par ailleurs, être rapproché de celui rendu le 9 novembre 2023 (également publié au Bulletin et commenté ici) où la Cour de cassation avait considéré que l’illicéité d’une partie des constructions justifiait l’application d’un abattement.
S’agissant toujours des indemnités pouvant être accordées dans le cadre d’une procédure de fixation judiciaire, et plus précisément lors de l’éviction d’un fonds de commerce, la Cour de cassation a estimé, aux termes d’un arrêt du 4 juillet 2024 (n° 23-15.027), que « l’exploitant évincé peut demander la réparation du trouble commercial consécutif à la mesure d’expropriation, dès lors qu’il est distinct du préjudice indemnisé par l’allocation de la valeur totale du fonds et par l’indemnité de remploi ».
Dans ce cas précis, il s’agissait d’une éviction partielle d’un fonds de commerce qui, selon les juges de cassation, « peut générer un préjudice affectant l’activité poursuivie par l’exploitant dans les locaux hors emprise, distinct de celui indemnisé par l’allocation de la valeur partielle du fonds et par l’indemnité de remploi, à charge pour celui-ci d’en rapporter la preuve »
Par ailleurs, par un arrêt du 3 octobre 2024 (n° 23-20.458), la Cour de cassation précise que les propositions amiables soumises par une autorité expropriante et qui n’ont pas fait l’objet d’un accord avec l’exproprié ne lient pas le juge de l’expropriation, lequel n’est tenu que des demandes figurant dans le mémoire des parties, conformément à l’article R. 311-22 du code de l’expropriation (commenté ici)
Un autre arrêt du 19 septembre 2024 (n° 23-19.783), également publié au Bulletin, est venu rappeler que le principe de la contradiction n’implique pas la production des actes de vente, dès lors que les références de publication des mutations y sont indiquées, permettant d’en obtenir copie et d’en débattre contradictoirement (voir notre commentaire)
Enfin, deux arrêts relatifs à la procédure même de fixation judiciaire méritent d’être signalés :
– le premier, en date du 15 février 2024 (pourvoi n° 22-23.245), rappelle le caractère dérogatoire de la procédure d’appel en matière d’expropriation par rapport au droit commun, en précisant qu’aucune disposition du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique ne donne au président de chambre le pouvoir de prononcer la caducité d’une déclaration d’appel en application de l’article R. 311-26 de ce code, de sorte que seule la cour d’appel peut la prononcer.
– le second, en date du 4 juillet 2024 (pourvoi n° 23-16.019), clarifie le point de départ du délai de trois mois accordé à l’appelant pour adresser au greffe son mémoire et ses pièces, sous peine de caducité, lequel « court à compter de l’expédition de la déclaration d’appel par lettre recommandée avec demande d’avis de réception », cette solution ayant pour objectif d’harmoniser la procédure d’appel en matière d’expropriation à celle du droit commun.
2. Sur la régularité d’une ordonnance d’expropriation
Cette année 2024 a aussi été l’occasion pour la Cour de cassation d’apporter des précisions sur la régularité des ordonnances d’expropriation.
Rappelons, tout d’abord, l’arrêt du 7 mars 2024 (pourvoi n° 23-12.754, commenté ici) sur les exigences de recherche des héritiers d’un propriétaire décédé antérieurement à l’arrêté de cessibilité et où ni l’autorité expropriante ni, a fortiori, le juge de l’expropriation ne peuvent se contenter de « la seule mention de recherches infructueuses des héritiers sur le certificat d’affichage ».
Deux semaines plus tard, par un arrêt du 21 mars 2024 (n° 23-11.813), la Cour de cassation a apporté une autre précision sur les conséquences de la méconnaissance du délai d’un mois, prévu au dernier alinéa de l’article R. 221-1 du code de l’expropriation, pour compléter le dossier à la demande du juge en vue de l’édiction de l’ordonnance de transfert de propriété.
Il est ainsi jugé que le non-respect de ce délai n’entache pas d’irrégularité l’ordonnance d’expropriation.
3. Sur l’office du juge administratif dans la régularisation d’un vice affectant un acte déclaratif d’utilité publique
La jurisprudence du Conseil d’Etat a également contribué à préciser certaines règles en matière d’expropriation et, plus précisément, sur l’office du juge administratif lors de la régularisation d’un vice affectant un arrêté relatif à une déclaration d’utilité publique.
Par un arrêt du 29 mai 2024 (n° 467449), a ainsi été consacrée la règle selon laquelle « Si le juge administratif, saisi de conclusions dirigées contre un arrêté déclarant d’utilité publique et urgents des travaux et approuvant la mise en compatibilité de plans d’occupation des sols et de plans locaux d’urbanisme, estime, après avoir constaté que les autres moyens ne sont pas fondés, qu’une illégalité entachant l’élaboration ou la modification de cet acte est susceptible d’être régularisée, il peut, qu’il soit ou non saisi de conclusions en ce sens, après avoir invité les parties à présenter leurs observations, surseoir à statuer jusqu’à l’expiration du délai qu’il fixe pour cette régularisation. »
Aux termes de ce même arrêt, le Conseil d’Etat ajoute que :
– L’appréciation du juge administratif est souveraine, « tant sur le caractère régularisable du vice que sur la mise en œuvre de ce pouvoir ou sur la fixation du délai pour procéder à cette régularisation » et ce, « sous réserve du contrôle par le juge de cassation de l’erreur de droit et de la dénaturation » ;
– Le juge peut préciser, par son jugement avant dire droit, les modalités de cette régularisation, qui implique l’intervention d’une décision prise par l’auteur de l’arrêté et valant mesure de régularisation du vice dont est entaché l’arrêté ;
– Si la régularisation intervient dans le délai fixé, elle est notifiée au juge, qui statue après avoir invité les parties à présenter leurs observations.
En revanche, par un arrêt du 14 juin 2024 (n° 475559), le Conseil d’Etat a considéré qu’une telle régularisation n’était pas permise « lorsqu’est invoqué par voie d’exception, à l’appui de conclusions dirigées contre un arrêté de cessibilité, un vice affectant l’acte déclaratif d’utilité publique sur le fondement duquel cet arrêté de cessibilité a été pris » relevant de manière très explicite que « Dans cette hypothèse, un tel vice est insusceptible d’être régularisé dans le cadre du recours dirigé contre l’arrêté de cessibilité« .
4. Sur l’intérêt à agir dans le cadre d’un recours contre un arrêté de cessibilité
En 2024, le Conseil d’Etat est également venu rappeler qu’un preneur à bail dispose d’un intérêt à agir pour contester un arrêté déclarant cessible des parcelles.
Cette question n’était pas nouvelle dès lors que le Conseil d’Etat avait déjà reconnu l’intérêt à agir du locataire exploitant de terrain exproprié (CE 2 juin 1965, Fagoo: Lebon T. 958).
De plus, le juge administratif a également clarifié le point de départ du délai de recours contentieux, lorsque le recours est exercé par le locataire qui n’est pas destinataire de la notification de l’arrêté de cessibilité.
Le Conseil d’Etat précise ainsi que « la publication régulière d’un tel arrêté a pour effet de faire courir le délai de recours contentieux à son encontre » (voir notre commentaire)
5. Sur l’exercice du droit de préemption urbain
L’actualité jurisprudentielle de 2024 a aussi permis au Conseil d’Etat d’apporter une précision sur la computation des délais d’exercice du droit de préemption urbain, en cas de demande simultanée de visite du bien et de communication de documents permettant d’apprécier sa consistance et son état.
Saisi d’une telle hypothèse dans l’affaire ayant donné lieu à l’ordonnance du 29 mai 2024 (n° 489337), le Conseil d’Etat a estimé que le délai pour exercer le droit de préemption urbain reprend ainsi son cours « soit à compter de la réception des documents par le titulaire du droit de préemption, soit du refus par le propriétaire de la visite du bien ou de la visite du bien par le titulaire du droit de préemption, soit du plus tardif de ces événements en cas de demande à la fois de visite et de communication de documents« , étant précisé que cette solution était déjà consacrée par les juges du fond.
Par ailleurs, ce même arrêt mérite une autre attention particulière s’agissant de l’intérêt à agir d’un acquéreur évincé, lequel peut être reconnu y compris si son identité n’est pas mentionnée dans la déclaration d’intention d’aliéner, le Conseil d’Etat rappelant que la mention de la personne ayant l’intention d’acquérir le bien n’est pas au nombre de celles devant obligatoirement y figurer.
6. Sur la constitutionnalité du droit de rétrocession
Enfin, le Conseil constitutionnel a apporté sa pierre à l’édifice de la construction jurisprudentielle, en fin d’année 2024, en déclarant conforme aux exigences constitutionnelles les dispositions de l’article L. 421-3 du code de l’expropriation relatives au droit de rétrocession, en posant une réserve d’interprétation.
Par une décision n° 2024-1112 QPC du 22 novembre 2024, les juges constitutionnels ont, en effet, considéré que « les dispositions contestées ne privent pas de garanties légales les exigences constitutionnelles résultant de l’article 17 de la Déclaration de 1789″.
Toutefois, il a relevé que le délai d’un mois – imposé à peine de déchéance pour la signature du contrat de rachat ainsi que la signature du prix – ne peut être opposé à l’ancien propriétaire lorsque son non-respect ne lui est pas imputable.
Pour en savoir plus, voir notre commentaire